"Frotteurs"
: elles témoignent de cette agression qui n'a rien de normal et banal:
67.000
personnes. C'est
"au moins" le nombre de personnes - "essentiellement des
femmes" - ayant été victimes d'atteintes sexuelles en 2014 et 2015 dans
les transports en commun, selon une étude de l'Observatoire nationale de la
délinquance et des réponses pénales (ONDRP).
Parmi ces atteintes sexuelles : des "gestes
déplacés" (comme des "baisers forcés ou des caresses"), des
"exhibitions", des "attouchements sexuels" ou encore des
"rapports sexuels ou tentatives de rapports sexuels non désirés",
indiquait l'Observatoire qu'il ne faut pas banaliser.
Dans
une tribune publiée
dans Le Monde le mardi 9 janvier, cent
femmes - des intellectuelles, actrices, réalisatrices, écrivaines, journalistes
ou retraitées - ont pourtant affirmé qu'une femme pouvait "veiller à ce
que son salaire soit égal à celui d’un homme, mais ne
pas se sentir traumatisée à jamais par un frotteur dans le métro,
même si cela est considéré comme un délit", écrivent-elles dans cette
tribune qui a fait réagir de nombreuses femmes en France et ailleurs. "Elle peut
même l’envisager comme l’expression d’une grande misère sexuelle, voire comme
un non-événement", ajoutent les auteures de ce texte qui fait mal à la sororité.
Interpellées
par cette affirmation, nous avons donc demandé à des femmes harcelées ou
agressées sexuellement dans les transports en commun de nous raconter comment
elles avaient vécu ce "non-événement", qualifié dans la loi française
d'agression sexuelle, comme le rappelait Marlène
Schiappa, secrétaire d'État en
charge de l'égalité entre les femmes et les hommes dans un message posté sur
Twitter jeudi 11 janvier.
Stéphanie
(*), 26 ans
"C'était en 2012. J'avais 20 ans. Je rentrais de
l'université en prenant la ligne 5 à la station Place d'Italie, directe jusqu'à
chez moi. Je me suis assise dans un carré, contre la fenêtre et lisais un
roman. Au bout d'un certain temps, j'ai cru
voir quelque chose d'étrange derrière mon livre. Mais
c'était flou car dans ma vision périphérique. J'ai commencé à comprendre et à
me sentir mal à l'aise, mais au début je ne levais pas les yeux de mon livre
pour me convaincre que je me trompais.
Puis j'ai commencé à sentir un regard
insistant et l'homme assis en face a gigoté un peu. Je pense qu'il voyait que
je commençais à me sentir mal. J'ai fini par lever les yeux et il tenait son pénis en érection d'une main en me regardant droit
dans les yeux. Nos genoux se touchaient. Il avait mis
son sac à dos sur son côté droit, la fenêtre était à sa gauche. J'étais la
seule à pouvoir le voir. C'était pour moi, en quelque sorte.
Je n'ai pas
osé réagir. J'ai fait semblant de lire pendant deux arrêts, puis j'ai changé de
place. Il a rangé son sexe. Mais il est resté dans le métro. Il me regardait fixement à chaque
arrêt. J'ai commencé à avoir peur qu'il me suive. Je suis descendue deux arrêts
après le mien, juste avant la sonnerie annonçant la fermeture des portes. Et je
suis allée dans un supermarché pour m'assurer qu'il ne m'avait pas suivie. Puis
je suis rentrée.
Je n'avais
pas envie de participer à son exhibition
J'en ai parlé à mon copain.
Je me suis mise à pleurer. Pourtant il ne m'avait pas touchée, et j'avais déjà
été frottée avant, mais là je me suis sentie
ciblée, choisie. Je voyais une folie dans ses yeux,
une noirceur, et ça m'a effrayée. C'était très malsain. Je me suis sentie
touchée dans mon être. Violée (même si je sais que ce n'est pas la définition
juridique du viol et que je ne veux pas minimiser ce qu'est un viol en
utilisant cette expression). Je n'avais pas envie de participer à son
exhibition.
Le
lendemain, j'en ai parlé à des amis à l'université, et la moitié des filles
m'ont répondu que ce n'était rien, que c'était normal, que je n'étais
qu'une petite chose fragile. Que
ça arrive tout le temps. Et je crois que je suis devenue vraiment féministe à
ce moment-là, parce que non ce n'est pas normal.
Concernant
les auteures de la tribune, je ne sais pas dans quel monde elles vivent. Je
pense qu'elles représentent bien l'hypocrisie
qu'a été la libération sexuelle des années 70, qui a permis
de réifier la femme et de la sexualiser en permanence, en la soumettant au
regard et au plaisir des hommes. (Il suffit de regarder le film Les Valseuses ou n'importe quel
film dans lequel joue Catherine Deneuve pour
bien sentir le développement de la culture du viol à cette époque.) Elles en
sont les héritières.
Ensuite elles ne sont pas dans le vrai monde. Ça fait bien
longtemps que Catherine
Deneuve n'a pas vécu quelque
chose qui ressemble un tantinet au quotidien d'une femme lambda qui prend le
métro. Je parle d'elle mais ce n'est pas la seule.
Pour
moi, ces femmes profitent du patriarcat,
et elles ne voient pas en quoi les autres en souffrent. C'est une vision très
néolibérale : si tu souffres, c'est de ta faute, t'avais qu'à faire autrement.
Une autre lecture du 'quand on veut on peut', qui serait 'quand on ne veut pas
on ne fait pas'. Elles ne comprennent pas ce qu'est subir, gratuitement. Et je
ne peux rien pour elle."
Aline,
26 ans
"Ma première expérience
de frotteur, j'étais en seconde au lycée, je devais avoir 15 ans. J'attendais
le métro, sur la ligne 6, c'était l'été, il y avait une grève de la RATP, et
quand on est finalement montés dans le wagon on était tous très serrés.
J'ai commencé à sentir ce truc dur sur
moi, mais n'ayant jamais eu d'expérience sexuelle à ce moment là, je n'étais
pas sûre de ce que c'était. Les stations défilaient, quand j'ai senti des à-coups désagréables. Mais
peut-être que c'était juste le fait d'être dans un wagon bondé, peut-être que
c'était juste la secousse des rails qui me faisait sentir ça ?
Je me suis dégagée d'une masse humaine qui se collait à
moi. Je respirais mieux mais je sentais toujours ces à-coups. Je pensais
devenir folle ! Alors je me suis retournée, cette fois, pour fustiger cet homme
du regard. Mais le sien était vide et refusait de m'affronter.
Les à-coups
ont disparu. À la station Bercy, il sort, sans même un regard en arrière, le
wagon se vide, me laissant enfin de l’espace et une vue plus dégagée. C’est à
ce moment là que je vois mes sandalettes
couvertes d’un liquide. Je sors et j’appelle une amie
en pleurs. C’était la première fois que je voyais du sperme.
Quand il n’y
a pas de choix il n’y a pas de liberté
Je suis
étonnée de lire cet extrait dans la tribune publiée dans Le Monde. C’est même assez
hallucinant. Quand il n’y a pas de
choix il n’y a pas de liberté. On ne choisit pas
d’être "frottée". Veiller à un salaire similaire à celui d’un homme
ça ressort du principe d’égalité. Avoir une équipe sous son aile ça ressort du
domaine professionnel. J’ai du mal à comprendre comment on peut confondre ces différentes sphères et le
fait de plaire auprès d’une population masculine.
Bien sûr qu’on peut
être satisfaite d’être vue comme une personne sexuelle, mais c’est quand on le
décide. Rien que le terme
"objet" pour une personne est déplacé, ça me
paraît fou de devoir le rappeler. Être heureuse aujourd’hui d’être un objet
sexuel est complètement surréaliste. Il suffit de voir si on rentre le soir
avec un grand sourire après avoir semé un ou deux gars sur le chemin.
Pour moi la
problématique repose sur le choix ou non. Je ne vais
pas faire de la charité pour un homme frustré qui est
dans une misère sexuelle et qui viendrait se frotter à moi sans consentement,
c’est dingue comme logique. Ça laisse tolérer l’intolérable. Le fait de le voir
comme un non-événement est simplement emblématique des rouages du patriarcat
dans notre société."
Serena,
28 ans
"Être frottée ? Ça
m'est arrivé mille fois. Et j'ai eu aussi mille réactions différentes. Je me
souviens d'une fois en particulier, un 31
décembre, je devais avoir 18 ans. J'étais en jupe, pas si
courte que ça, j'avais un collant. Un homme a clairement mis sa main sur mon
entrejambe, bien en dessous. Je suis restée pétrifiée,
je me suis retournée mais je n'ai pu rien dire.
Une autre fois, j'ai senti quelque
chose, mais on n'est jamais sûre, c'est ça qui est dingue, certains sont très
discrets alors t'as peur de désigner coupable un
homme qui n'a rien fait ! Mais cette fois, j'ai quand
même hurlé de toutes mes forces contre un homme derrière moi : "pervers,
gros dégueulasse !".
Il y a de la
pitié pour les hommes aussi, parce qu'on vit dans un monde d'hyper
sexualisation
La plupart
du temps, je crois qu'on a une bonne intuition quand même. Dire les choses ça
fait du bien mais ce n'est pas systématiquement facile et cela dépend beaucoup
de comment on se sent à l'instant T. Si bien qu'une fois dans la rue, on m'a
juste dit que j'étais charmante et j'ai
éclaté en sanglots tellement j'en pouvais plus.
À propos de la tribune
du Monde, je dirais que
la seule réaction positive à cette phrase que je pourrais avoir c'est que s'il
m'arrive de le prendre comme un "non événement", c'est parce que je
suis tellement atteinte par le harcèlement sexuel au quotidien, que je finis
par ne plus avoir la force de me soulever
contre, parce que je suis devenue un légume, une femme sans
force, fatiguée.
Ou bien que ça finit
par devenir normal, pas au sens acceptable, mais banal. Effectivement, il y a
de la pitié pour les hommes aussi, parce qu'on vit dans un monde d'hyper sexualisation des corps dans les médias,
et que beaucoup d'hommes sont seuls. Je les plains, Je nous plains."
Laurie,
26 ans
"Je me suis fait
'tripoter' il y a cinq ou six ans. J'étais dans le métro avec des copines. Tous
serrés, le topo habituel, un homme était assis devant moi. Il en a profité pour se frotter, j'ai
pas capté tout de suite. Quand j'ai réalisé, je l'ai regardé genre dégoutté et
lui, il se marrait.
J'ai changé de place mais je n'ai pas capté tout de suite à quel point c'était
grave.
J'étais hyper choquée et honteuse en
fait... Encore aujourd'hui j'ai
honte. Honte de ne pas avoir réussi à me défendre, à
lui dire non, à l'afficher devant tout le monde... Ça me dégoutte d'en parler.
J'ai mis des années à en parler à mon copain et c'est je crois la première fois
que je le raconte à une autre personne aujourd'hui.
J'espère que tout ce mouvement permettra aux enfants d'apprendre à dire non,
à se respecter et se faire respecter. Concernant la tribune du Monde, je suis choquée. Je la
trouve intolérable. On a le droit de ne pas vouloir être traitée comme une sous
merde ! Si ça leur fait plaisir à elles, tant mieux. Mais si c'est non pour
d'autres, cela mérite autant le respect !"