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Des victimes de "frotteurs"
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Arièle BONTE, Journaliste a publié le 15/01/2018 cet article:
"Frotteurs" : elles témoignent de cette agression qui n'a rien de normal et banal:

67.000 personnes. C'est "au moins" le nombre de personnes - "essentiellement des femmes" - ayant été victimes d'atteintes sexuelles en 2014 et 2015 dans les transports en commun, selon une étude de l'Observatoire nationale de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). Parmi ces atteintes sexuelles : des "gestes déplacés" (comme des "baisers forcés ou des caresses"), des "exhibitions", des "attouchements sexuels" ou encore des "rapports sexuels ou tentatives de rapports sexuels non désirés", indiquait l'Observatoire qu'il ne faut pas banaliser.
Dans une tribune publiée dans Le Monde le mardi 9 janvier, cent femmes - des intellectuelles, actrices, réalisatrices, écrivaines, journalistes ou retraitées - ont pourtant affirmé qu'une femme pouvait "veiller à ce que son salaire soit égal à celui d’un homme, mais ne pas se sentir traumatisée à jamais par un frotteur dans le métro, même si cela est considéré comme un délit", écrivent-elles dans cette tribune qui a fait réagir de nombreuses femmes en France et ailleurs. "Elle peut même l’envisager comme l’expression d’une grande misère sexuelle, voire comme un non-événement", ajoutent les auteures de ce texte qui fait mal à la sororité.
Interpellées par cette affirmation, nous avons donc demandé à des femmes harcelées ou agressées sexuellement dans les transports en commun de nous raconter comment elles avaient vécu ce "non-événement", qualifié dans la loi française d'agression sexuelle, comme le rappelait Marlène Schiappa, secrétaire d'État en charge de l'égalité entre les femmes et les hommes dans un message posté sur Twitter jeudi 11 janvier.

Stéphanie (*), 26 ans
"C'était en 2012. J'avais 20 ans. Je rentrais de l'université en prenant la ligne 5 à la station Place d'Italie, directe jusqu'à chez moi. Je me suis assise dans un carré, contre la fenêtre et lisais un roman. Au bout d'un certain temps, j'ai cru voir quelque chose d'étrange derrière mon livre. Mais c'était flou car dans ma vision périphérique. J'ai commencé à comprendre et à me sentir mal à l'aise, mais au début je ne levais pas les yeux de mon livre pour me convaincre que je me trompais. Puis j'ai commencé à sentir un regard insistant et l'homme assis en face a gigoté un peu. Je pense qu'il voyait que je commençais à me sentir mal. J'ai fini par lever les yeux et il tenait son pénis en érection d'une main en me regardant droit dans les yeux. Nos genoux se touchaient. Il avait mis son sac à dos sur son côté droit, la fenêtre était à sa gauche. J'étais la seule à pouvoir le voir. C'était pour moi, en quelque sorte.
Je n'ai pas osé réagir. J'ai fait semblant de lire pendant deux arrêts, puis j'ai changé de place. Il a rangé son sexe. Mais il est resté dans le métro. Il me regardait fixement à chaque arrêt. J'ai commencé à avoir peur qu'il me suive. Je suis descendue deux arrêts après le mien, juste avant la sonnerie annonçant la fermeture des portes. Et je suis allée dans un supermarché pour m'assurer qu'il ne m'avait pas suivie. Puis je suis rentrée.
Je n'avais pas envie de participer à son exhibition
J'en ai parlé à mon copain. Je me suis mise à pleurer. Pourtant il ne m'avait pas touchée, et j'avais déjà été frottée avant, mais là je me suis sentie ciblée, choisie. Je voyais une folie dans ses yeux, une noirceur, et ça m'a effrayée. C'était très malsain. Je me suis sentie touchée dans mon être. Violée (même si je sais que ce n'est pas la définition juridique du viol et que je ne veux pas minimiser ce qu'est un viol en utilisant cette expression). Je n'avais pas envie de participer à son exhibition. Le lendemain, j'en ai parlé à des amis à l'université, et la moitié des filles m'ont répondu que ce n'était rien, que c'était normal, que je n'étais qu'une petite chose fragile. Que ça arrive tout le temps. Et je crois que je suis devenue vraiment féministe à ce moment-là, parce que non ce n'est pas normal.
Concernant les auteures de la tribune, je ne sais pas dans quel monde elles vivent. Je pense qu'elles représentent bien l'hypocrisie qu'a été la libération sexuelle des années 70, qui a permis de réifier la femme et de la sexualiser en permanence, en la soumettant au regard et au plaisir des hommes. (Il suffit de regarder le film Les Valseuses ou n'importe quel film dans lequel joue Catherine Deneuve pour bien sentir le développement de la culture du viol à cette époque.) Elles en sont les héritières. Ensuite elles ne sont pas dans le vrai monde. Ça fait bien longtemps que Catherine Deneuve n'a pas vécu quelque chose qui ressemble un tantinet au quotidien d'une femme lambda qui prend le métro. Je parle d'elle mais ce n'est pas la seule.
Pour moi, ces femmes profitent du patriarcat, et elles ne voient pas en quoi les autres en souffrent. C'est une vision très néolibérale : si tu souffres, c'est de ta faute, t'avais qu'à faire autrement. Une autre lecture du 'quand on veut on peut', qui serait 'quand on ne veut pas on ne fait pas'. Elles ne comprennent pas ce qu'est subir, gratuitement. Et je ne peux rien pour elle."
 
Aline, 26 ans
"Ma première expérience de frotteur, j'étais en seconde au lycée, je devais avoir 15 ans. J'attendais le métro, sur la ligne 6, c'était l'été, il y avait une grève de la RATP, et quand on est finalement montés dans le wagon on était tous très serrés. J'ai commencé à sentir ce truc dur sur moi, mais n'ayant jamais eu d'expérience sexuelle à ce moment là, je n'étais pas sûre de ce que c'était. Les stations défilaient, quand j'ai senti des à-coups désagréables. Mais peut-être que c'était juste le fait d'être dans un wagon bondé, peut-être que c'était juste la secousse des rails qui me faisait sentir ça ? Je me suis dégagée d'une masse humaine qui se collait à moi. Je respirais mieux mais je sentais toujours ces à-coups. Je pensais devenir folle ! Alors je me suis retournée, cette fois, pour fustiger cet homme du regard. Mais le sien était vide et refusait de m'affronter.
Les à-coups ont disparu. À la station Bercy, il sort, sans même un regard en arrière, le wagon se vide, me laissant enfin de l’espace et une vue plus dégagée. C’est à ce moment là que je vois mes sandalettes couvertes d’un liquide. Je sors et j’appelle une amie en pleurs. C’était la première fois que je voyais du sperme.
Quand il n’y a pas de choix il n’y a pas de liberté
Je suis étonnée de lire cet extrait dans la tribune publiée dans Le Monde. C’est même assez hallucinant. Quand il n’y a pas de choix il n’y a pas de liberté. On ne choisit pas d’être "frottée". Veiller à un salaire similaire à celui d’un homme ça ressort du principe d’égalité. Avoir une équipe sous son aile ça ressort du domaine professionnel. J’ai du mal à comprendre comment on peut confondre ces différentes sphères et le fait de plaire auprès d’une population masculine. Bien sûr qu’on peut être satisfaite d’être vue comme une personne sexuelle, mais c’est quand on le décide. Rien que le terme "objet" pour une personne est déplacé, ça me paraît fou de devoir le rappeler. Être heureuse aujourd’hui d’être un objet sexuel est complètement surréaliste. Il suffit de voir si on rentre le soir avec un grand sourire après avoir semé un ou deux gars sur le chemin. Pour moi la problématique repose sur le choix ou non. Je ne vais pas faire de la charité pour un homme frustré qui est dans une misère sexuelle et qui viendrait se frotter à moi sans consentement, c’est dingue comme logique. Ça laisse tolérer l’intolérable. Le fait de le voir comme un non-événement est simplement emblématique des rouages du patriarcat dans notre société."

Serena, 28 ans
"Être frottée ? Ça m'est arrivé mille fois. Et j'ai eu aussi mille réactions différentes. Je me souviens d'une fois en particulier, un 31 décembre, je devais avoir 18 ans. J'étais en jupe, pas si courte que ça, j'avais un collant. Un homme a clairement mis sa main sur mon entrejambe, bien en dessous. Je suis restée pétrifiée, je me suis retournée mais je n'ai pu rien dire. Une autre fois, j'ai senti quelque chose, mais on n'est jamais sûre, c'est ça qui est dingue, certains sont très discrets alors t'as peur de désigner coupable un homme qui n'a rien fait ! Mais cette fois, j'ai quand même hurlé de toutes mes forces contre un homme derrière moi : "pervers, gros dégueulasse !".
Il y a de la pitié pour les hommes aussi, parce qu'on vit dans un monde d'hyper sexualisation
La plupart du temps, je crois qu'on a une bonne intuition quand même. Dire les choses ça fait du bien mais ce n'est pas systématiquement facile et cela dépend beaucoup de comment on se sent à l'instant T. Si bien qu'une fois dans la rue, on m'a juste dit que j'étais charmante et j'ai éclaté en sanglots tellement j'en pouvais plus. À propos de la tribune du Monde, je dirais que la seule réaction positive à cette phrase que je pourrais avoir c'est que s'il m'arrive de le prendre comme un "non événement", c'est parce que je suis tellement atteinte par le harcèlement sexuel au quotidien, que je finis par ne plus avoir la force de me soulever contre, parce que je suis devenue un légume, une femme sans force, fatiguée. Ou bien que ça finit par devenir normal, pas au sens acceptable, mais banal. Effectivement, il y a de la pitié pour les hommes aussi, parce qu'on vit dans un monde d'hyper sexualisation des corps dans les médias, et que beaucoup d'hommes sont seuls. Je les plains, Je nous plains."

Laurie, 26 ans
"Je me suis fait 'tripoter' il y a cinq ou six ans. J'étais dans le métro avec des copines. Tous serrés, le topo habituel, un homme était assis devant moi. Il en a profité pour se frotter, j'ai pas capté tout de suite. Quand j'ai réalisé, je l'ai regardé genre dégoutté et lui, il se marrait. J'ai changé de place mais je n'ai pas capté tout de suite à quel point c'était grave.  J'étais hyper choquée et honteuse en fait... Encore aujourd'hui j'ai honte. Honte de ne pas avoir réussi à me défendre, à lui dire non, à l'afficher devant tout le monde... Ça me dégoutte d'en parler. J'ai mis des années à en parler à mon copain et c'est je crois la première fois que je le raconte à une autre personne aujourd'hui. J'espère que tout ce mouvement permettra aux enfants d'apprendre à dire non, à se respecter et se faire respecter. Concernant la tribune du Monde, je suis choquée. Je la trouve intolérable. On a le droit de ne pas vouloir être traitée comme une sous merde ! Si ça leur fait plaisir à elles, tant mieux. Mais si c'est non pour d'autres, cela mérite autant le respect !"